L’audition de Donald Rumsfeld Dure 6 heures mais le passage qui concerne les 2300 milliards de dollar envolés se trouve entre 3h33’30" et 3h45’30".
Un rapport d’audit interne au Pentagone en date du 18 août 2000 portant sur l’année fiscale 1999 mentionne 2300 milliards de dollars de dépenses non expliquées.
Ce rapport est classé dans un coin discret des archives en ligne du Département de la Défense.
Et c’est le 11 janvier 2001 que ce rapport embarrassant commence véritablement à émerger sur la scène publique. Donald Rumsfeld vient d’être nommé secrétaire à la Défense par George W. Bush. Il est auditionné, comme le veut l’usage, par le Comité sénatorial des forces armées. Ce jour-là, il présente et défend les grandes lignes du programme proposé par la nouvelle administration sur des questions telles que la modernisation des systèmes de défense ou les menaces émergentes. Et c’est à l’occasion de cette audition que le sénateur démocrate Robert Byrd interpelle Rumsfeld sur les solutions qu’il envisage concernant les avaries comptables et les problèmes de gestion du Pentagone. Et le sénateur brandit le fameux rapport dont il remarque qu’il est très préoccupant. Byrd mentionne déjà les différentes informations qui seront reprises dix ans plus tard dans le discours de Peter DeFazio, rapportant les constatations de l’Inspecteur Général en charge du Pentagone : « 2300 milliards de dollars n’ont pas été étayées de données adéquates au contrôle ou de preuves suffisantes pour être jugées valides. » En langage clair, personne n’est en mesure d’expliquer au contribuable américain de quelle façon a été dépensée cette masse d’argent démesurée.
Robert Byrd interroge alors le secrétaire fraichement nommé, dont les relations politiques souhaitent que soit accru le budget annuel du Pentagone : « Comment peut-on sérieusement envisager une augmentation de 50 milliards de dollars dans le budget de la défense lorsque les contrôleurs INTERNES au DoD indiquent que le ministère ne peut pas rendre compte de 2300 milliards de dollars dans les transactions en une seule année ? ». Et le sénateur demande à Rumsfeld ce qu’il compte faire par rapport à cet état de fait dont il va hériter au DoD. Celui-ci répond alors, non sans humour : « Refuser cette nomination ! » Ce qui provoque un éclat de rire général dans l’assemblée. Ainsi, le nouveau secrétaire botte en touche avec cette pirouette. Et mettant les rieurs de son côté, il désamorce la bombe qui lui est tendue et adopte la posture affectée du bon serviteur de l’État qui se dévoue pour vaincre le monstre bureaucratique rendu responsable de toutes les anomalies du système.
Cette chronologie des faits appelle une double constatation :
En premier lieu, contrairement à ce qui lui a souvent été reproché, Rumsfeld en tant que secrétaire à la Défense n’a pu prendre lui-même l’initiative de cette cécité comptable concernant 2300 milliards de dollars de dépenses non identifiées sur l’année 1999, car celle-ci a eu lieu (et a été révélée) avant qu’il soit nommé, c’est-à-dire sous l’administration Clinton avec William Cohen à la tête du Pentagone, nous le verrons plus loin. En réalité, Rumsfeld hérite de cet état de fait en arrivant au DoD.
Mais les enjeux que représente le poids de cet héritage (en regard de l’implication du nouveau secrétaire au sein du PNAC sur lequel nous reviendrons dans un prochain chapitre) apportent un éclairage saisissant sur l’instrumentalisation qu’il sera susceptible d’en faire et sur les intérêts qu’il pourra tirer du fait que la conférence du 10 septembre soit suivie – au bénéfice d’une incroyable "coïncidence" – par les attentats qui effaceront cette fâcheuse ardoise pour au moins une décennie.
En effet, en remettant la séquence en perspective, on observe que l’élection contestée de Georges Bush et le démarrage médiocre de son mandat ne confèrent pas au président américain la légitimité nécessaire pour obtenir du Congrès la hausse des budgets militaires, convoitée par les néoconservateurs qui ont fait aux financiers de la campagne républicaine des promesses qu’il leur faut maintenant tenir. Au printemps 2001, la nouvelle administration est déjà au point mort. Georges W. Bush ne parvient pas à lui donner l’impulsion voulue par son camp comme le fit en son temps Ronald Reagan. Au contraire, il enchaine les maladresses et fait l’objet de nombreuses critiques.
C’est pourquoi ce rapport de l’année fiscale 1999 est capital, car l’enjeu mis en lumière par l’intervention du sénateur Robert Byrd est parfaitement clair : étant donné que la comptabilité du Pentagone est incapable de rendre compte des 2300 milliards de dollars qui ont été dépensés sur une seule année, comment la nouvelle administration républicaine pourrait-elle espérer du Congrès le vote d’une augmentation de budget de 50 milliards par an ? Une augmentation par ailleurs plus de dix fois supérieure à celle de 4,5 milliards sur laquelle les républicains se sont engagés durant la campagne électorale du candidat Bush afin de flatter les réflexes protectionnistes d’une part croissante de la population américaine. Or, au-delà même du mensonge grossier de désengagement militaire à l’étranger servant à Bush de tremplin électoral, on comprend à quel point cette situation représente une impasse pour les néoconservateurs dont le retour au pouvoir a été en bonne partie financé par les industriels de l’armement. Il est indispensable pour les faucons de la politique de reprendre la main, comme il est impératif que le Congrès, assemblée incontournable, soit amené à voter l’augmentation du budget de la Défense, et ce quelle que soit l’ampleur du gouffre financier qui crève les caisses du Pentagone.
Mais rien n’est perdu pour les nouveaux locataires de la Maison Blanche. Il existe une solution fort appréciée des grands stratèges, une solution imparable que le pouvoir aux Etats-Unis a déjà retenue à plusieurs reprises dans les moments clés de son histoire. Le projet hégémonique que cette administration ne parvient pas à mettre en œuvre dans le cadre des institutions démocratiques en temps de paix pourrait lui être aimablement accordé par ces mêmes institutions, en temps de guerre.
Un peu de patience.